Carnet de route
Le col du bonhomme: entre Mésanges et mes démons
Le 14/02/2021 par Eric Bagnard
" RDV 7h c'est bien assez tôt.
Pour un départ skis aux pieds à 9h c'est Top.
La Météo annonce mieux qu'hier, lui-même déjà mieux que ces 6 semaines épuisantes pour nos nerfs et nos essuis glaces.
Moins 8 degré annoncé; moins 11 mesurés sur le parking de Notre Dame de la gorge. Ca caille! L'onglée nous chope rapidement le temps de nous équiper.
C'est parti mon Kiki, avec toute la journée devant nous. Avec Pascale, Vincent et Corentin, on ne compte pas en laisser une miette. Mais où va-t-on?
Le BRA s'est un peu moqué de moi. C'est mon tour d'encadrer... c'est aussi surtout mon choix de le faire.
En parlant de choix, un risque 3 m'a pris la tête toute la semaine. Risque 3 au-dessus de 1800 ou 2000m sur tous les versants et toute la semaine...c'est un peu comme de décider de vous emmener faire du tourisme dans le Bronx d'antan à votre insu. Il faut dire...oui, il faut bien le dire que les conditions sont particulièrement défavorables depuis notre dernière sortie du 9 Janvier. Mes démons ressurgissent.
En exemples proche de nous: 20 janvier avalanche à la pointe d'Areu par risque 3. Avalanche dans la combe de Paccaly risque 3. Avalanche sur la commune des Clefs même jour. 20 Janvier toujours, un décès par avalanche à Menthières sur nos paisibles Monts Jura. 8 Février au sommet de l'Etale fait l'an dernier, deux personnes ensevelies. 11 Février même endroit dans la combe de Foiroux 2 skieurs ensevelis. Nous sommes le 14.
Tous ces accidents bien récents me laissent, disons songeur, voir inquiet mais il va faire super beau alors je vais proposer une course en aller retour loin des pentes dominantes. L'itinéraire vers les lacs Jovets correspond bien à mes attentes et le cadre est somptueux.
Au parking, alors que les raquettistes et fondeurs en sont encore aux tartines et cafés chauds, les skieurs de randonnée s'activent déjà. On ne se sent jamais seuls en ce lieu et comme des fourmis, en caravane patiente et disciplinée, on s'engouffre dans cet entonnoir ascensionnel qu'est la voie Romaine.
Rapidement nous voilà déjà au pont de la Téna appelé aussi pont Romain (qui n'en est pas un...). Il enjambe des gorges impressionnantes de profondeur et d'étroitesse. Il y a du bouillon. Le chalet de Nant Borrant encore dans l'ombre, bornera notre itinéraire. Le froid bleuté se fait à nouveau sentir. Je réchauffe mes pommettes qui s'endolorissent à chaque petite brise. Le sol est moucheté de graines ailées libérées par ce vent sec qui me tire à nouveau une larme à l'œil.
Quelques mètres supplémentaires nous amènerons au vallon suspendu de la Rollaz. Des chalets sereins ponctuent naturellement notre chemin. Des gens pressés nous doublent et se redoublent mutuellement. D'autres prennent à droite la direction des pâturages de la Balme pour un probable col de la Fenêtre ou col de la Cicle.
Une fois passée la Rollaz, le vallon s'ouvre au loin, là où le soleil accueil déjà les premiers skieurs dans des restes de coulées anciennes. Cette longue traversée mi-plate, face à l'aiguille de la Pennaz, est bordée à gauche par le torrent issu entre autres des lacs Jovets et à droite par les derniers arbres de la forêt de la Rollaz. Au-delà, la seule végétation sera gazonnante, éparse.
Dans ce froid à nouveau glacial en cet endroit, émergent quelques rayons de soleil prometteurs. Nous misons gros sur eux. Au sol, quelques extrémités de piquets de clôture jouent parfois à cache-cache en se dévoilant ça et là. Des oiseaux chantent et piaillent dans ce bout de forêt lointaine. Boules duveteuses accrochées aux dernières branches, aux dernières cimes, sur le dernier arbre! La forêt s'arrête! Ils sont au bout du nid, invisibles. On s'arrête, on écoute, on s'interroge. Pourquoi chantent-ils en plein hiver? Quelle chorale! (ils chantent entre oeufs). Voilà bien des questions et peu de réponses.
En cet endroit, sous dix centimètres de neige, nous distinguons une couche ocre récente. Il s'agit sans doute du sable tombé samedi dernier.
Curieux voyage pour ces grains de sable qui décollent d'une dune chaude et lointaine pour atterrir sur une autre, neigeuse 4000 Km plus loin.
Arrivé sur la croupe bordant le chalet de la balme, notre chant de vision s'enrichit à droite du col des chasseurs, et plus à droite encore du col de la Cicle sur lequel règne une corniche obèse et bien assise sous laquelle des skieurs montent... Patiemment (ceux laissés à droite en montant). Notre itinéraire s'oriente à présent au Sud-Est et à la hauteur des passerelles des chalets Jovet nous avons à choisir entre le col du Bonhomme ou les lacs Jovets. Il n'est pas tard, nous avons la journée pour nous et personne n'est fatigué. Le choix de faire le col du Bonhomme plus les lacs Jovets est adopté.
Au-dessus, à portée du regard pour ne pas dire des mains, trône l'envers du mont Tondu. Je me remémore il y a quelques années cette superbe descente du Tondu sur les lacs. Je ne suis pas remonté aux Conscrits depuis... ça me manque...
Pour le col du Bonhomme il nous reste deux petits coups de cul et nous y serons. Ma mémoire est presque bonne, il y a bien deux coups de cul mais distant l'un de l'autre de presque deux kilomètres! J'exagère si peu...J'avais oublié ce détail, il est vrai, vécu en l'an de grâce 95 du siècle dernier :) .
Il est midi. Le premier bruit de moteur de la journée crève ce silence qui nous semblait acquis. Nous n'en sommes plus propriétaire. Un avion de tourisme blanc passe haut dans le ciel. A dix minutes du col, un deuxième bruit se fait entendre! Cette fois c'est le bruit du Dragon que tout le monde reconnaît hélas. L'hélico en gros plan viendra soulever et souffler la neige fraîche pour chercher un blessé sur la pointe des bancs à quelques mètres avant de nous rendre tout aussi subitement au silence. Intervention express! Intervention efficace! Merci Messieurs.
Au col du Bonhomme enfin atteint, le toit de la cabane émerge et nous devinons l'autre pays d'après, pour d'autres jours, pour d'autres randos. Autrefois frontière, mille hommes, une nuit, sont passés là au 17ème siècle pour fuir de Genève les persécutions religieuses. Dans notre dos, malgré un ciel bleu profond et des lumières intenses, nos lacs Jovets nous paraissent soudain sans reliefs et d'un intérêt minime. Même s'il est toujours possible de faire plus, chacun s'accorde et, ayant skié à satiété, nous nous satisfaisons de ce col. On a notre dose. Reste à serrer les chaussures en position descente et de profiter des douceurs offertes avant de nous engouffrer à nouveau dans cet entonnoir érodé, et bien fréquenté à contre sens. Enfants, grand parents en raquettes, s'éprouvent et se mesurent mutuellement, jouant de sourires et d'encouragements dans cette ascension qui j'espère leur donnera du rouge aux joues et de l'appétit scellant ainsi les premières pierres et les premiers souvenirs. Le feu dans les jambes, d'autres gens pressés encore nous doublent. Ils n'auront pas de brioche! Elle est si bonne.
Arrivé le soir à la maison, une boîte de "Mon Chéri" m'attend, affectueusement. J'adore ça... Là je comprends soudain, c'est la saint Valentin!
Mais alors, dites-moi un peu ce que pouvaient chanter les oiseaux ce matin? Que fêtaient-ils à votre avis ? Une saint Valentin? N'allez pas me dire que l'amour est une invention exclusive, brevetée par l'homme et pour l'homme?
En passant, je témoigne qu'il y avait bien dans la forêt une belle oiselle aux œufs bleus.
Maintenant je sais et je compte sur votre discrétion... "
Merci à Eric pour ce témoignage et cette sortie. Toujours un plaisir de lire ces carnets de route!

